Dans cette interview exclusive, Marie-Laure Salles, Directrice de l’Institut, nous raconte son parcours et comment elle est arrivée à la tête de cette institution. Elle évoque également l’importance de l’approche transdisciplinaire de l’Institut, son rôle en tant qu’incubateur d’idées, et sa mission visant à préparer les professionnels à naviguer dans un environnement complexe et incertain. Elle aborde en outre l’héritage de l’Institut et la nécessité de le réinventer pour répondre aux défis du XXIᵉ siècle.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours et le rôle que vous avez au sein de l’Institut ?
Je crois qu’il est important de souligner deux dimensions de mon parcours en relation avec ce que nous faisons à l’Institut. Premièrement, ma carrière en tant que sociologue de l’économie, spécialisée dans l’histoire du capitalisme et sa transformation au XXᵉ siècle. Mon intérêt principal réside dans le lien entre l’économie, la société et la politique, et comment ces éléments se transforment mutuellement.
Depuis les années 2000, je me suis concentrée sur la question de la globalisation, particulièrement celle de la seconde moitié du XXᵉ siècle dominée par le modèle américain. Je me suis intéressée aux questions de gouvernance globale et en particulier aux enjeux liés à l’Agenda 2030, l’environnement, et les nouvelles technologies. Mon travail de chercheur se concentre donc sur les dynamiques du global et de l’international. Il est aussi fondamentalement transdisciplinaire, intégrant des perspectives sociologiques, historiques et juridiques. Je me retrouve donc complètement dans la tradition intellectuelle qui est celle de l’Institut.
En parallèle de ma carrière de chercheur, j’ai occupé plusieurs postes de management dans l’enseignement supérieur. À l’ESSEC, j’ai été doyenne des professeurs et j’ai créé le programme de doctorat ainsi qu’un centre de recherche sur la gouvernance globale de l’économie. J’ai ensuite fondé en 2016 l’École du Management et de l’Impact à Sciences-Po et quelques années plus tard j’étais contactée pour rejoindre l’Institut.
Etant donné ma proximité intellectuelle forte avec l’Institut, j’ai accepté sans hésiter de rejoindre cette institution en 2020, en pleine pandémie, pour contribuer à repenser sa mission dans un monde en pleine transformation, un défi passionnant !
Est-ce cette dimension transdisciplinaire, combinée à une perspective globale, et la compréhension des divers enjeux qui vous ont particulièrement intéressée ?
Oui, tout à fait. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de réussir à déployer une vision d’ensemble, macro, qui permette de vraiment comprendre l’impact au quotidien des grandes transformations de ces 40 dernières années. J’ai beaucoup écrit par exemple sur la managérialisation, qui est une tendance de fond qui a touché et transformé de nombreux secteurs : les universités, les ONG, les organisations internationales, et même l’État, qui est désormais fortement influencé par les outils de management. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment nos actions quotidiennes, qu’elles soient professionnelles ou personnelles, sont façonnées par des tendances structurelles plus larges.
Ces réflexions et analyses peuvent susciter également l’envie de faire émerger des pistes d’actions concrètes ?
Oui, c’est toujours le dilemme des chercheurs. C’est pourquoi, dans la seconde partie de ma carrière, j’ai voulu m’engager davantage dans la recommandation et l’action. En effet, le rôle du chercheur n’est pas de formuler des recommandations politiques, mais plutôt de dire : “Voilà où nous allons si nous continuons ainsi, et voilà ce qui pourrait se passer si nous prenons une autre direction.” Cependant, le chercheur n’est ni un décideur politique ni un acteur direct.
Cela dit, lorsque j’ai lancé le programme doctoral à l’ESSEC ou créé l’école à Sciences Po, ou lorsque j’ai rejoint l’Institut, il est clair que la manière dont nous définissons la stratégie de ces institutions influence ce que nous faisons et l’impact que nous avons. Nous pouvons donc avoir un réel impact. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai un peu délaissé mes recherches ces dernières années, même si les sujets explorés me passionnent et me tiennent toujours à cœur. Cela a été un sacrifice, indubitablement, de passer d’une phase de ma carrière à une autre. Jusqu’à mon arrivée ici, j’arrivais encore à concilier l’écriture et l’action, mais je dois avouer que j’ai de moins en moins le temps, depuis que je suis à Genève, pour garder une activité de recherche.
Pouvez-vous présenter l’institut en quelques mots?
Oui, il est crucial de comprendre que l’Institut est l’un des véritables joyaux de l’histoire de Genève dans son identité internationale.
L’Institut a été créé en 1927 dans le contexte d’une institutionnalisation du multilatéralisme à Genève avec l’installation de la Société des Nations (SdN) et du Bureau International du Travail. L’idée de ses fondateurs, Paul Mantoux et William Rappard, qui étaient par ailleurs très impliqués au sein du Secrétariat de la SdN, était qu’il fallait créer un lieu de formation pour les acteurs de ce nouveau multilatéralisme. Pour soutenir cette transformation diplomatique d’ampleur, ils étaient convaincus de la nécessité d’encourager la formation d’une véritable communauté internationale et de la soutenir par la formation et la constitution d’un corpus de recherche partagé.
L’Institut a donc été pionnier dans le développement des premiers travaux en droit international et autour des relations internationales. En réalité, l’Institut a contribué à développer ce que nous pourrions appeler un “software” intellectuel essentiel pour le multilatéralisme, nécessaire pour la paix et la coopération internationale.
Contrairement à d’autres institutions académiques qui se sont tournées vers les affaires internationales au fil du temps, l’Institut a dès le départ été conçu dans une projection internationale et multilatérale. Il a accompagné la transformation de la diplomatie vers le multilatéralisme, en formant pendant de nombreuses années les diplomates suisses à ces enjeux. Mais il a aussi et il continue de former les acteurs du secteur privé, des organisations internationales et des organisations non gouvernementales dont l’action s’inscrit dans le champ international. Et enfin, bien sûr, l’Institut forme depuis presque cent ans de nombreux académiques dans toutes les disciplines des sciences sociales qui permettent d’appréhender les dynamiques de l’international.
Qui dispensait la formation auparavant et comment était-elle enrichie ? Quelles étaient les sources de contenu de formation et qui étaient les formateurs ?
Aux débuts de l’histoire de l’Institut, les enseignements étaient assurés par un petit groupe de professeurs éminents en droit international, économie internationale et histoire, les disciplines historiques de l’Institut. Dans les années 30, des professeurs renommés fuyant le nazisme et le fascisme en Allemagne et en Italie ont rejoint l’Institut, renforçant ainsi notre dimension académique.
En parallèle, des figures comme Paul Mantoux et William Rappard, bien que professeurs, étaient aussi des acteurs majeurs du multilatéralisme et impliqués par exemple très fortement dans le Secrétariat de la SdN. Ce mélange entre académiques et praticiens du multilatéralisme a toujours été une spécificité de l’Institut. Et il a irrigué nos trois missions : l’enseignement, la recherche et l’expertise. Ces trois missions restent un trépied solide que nous revendiquons toujours.
Vous le voyez comme un trépied. Ne pourrions-nous pas oser aller jusqu’à l’idée d’un mouvement circulaire, vertueux ?
Absolument, il existe une dynamique circulaire qui est très positive. La recherche nourrit notre enseignement et renforce notre capacité à offrir des formations continues et des expertises directes. En retour, cette expertise et ces capacités d’accompagnement des praticiens viennent questionner et enrichir notre recherche, générant de nouveaux projets et favorisant les collaborations. L’une des manières dont nous avons matérialisé cela est de déployer la mise en place de projets interdisciplinaires (ARPs). Chaque année, nos étudiants travaillent par groupes de trois ou quatre, avec un accompagnement académique sur des projets offerts par des organisations et entreprises partenaires. Nous accompagnons plus de 70 projets par an, qui se situent parfaitement à l’intersection de l’enseignement, de la recherche et de l’expertise. Ces projets nous permettent par ailleurs d’observer les enjeux émergents et les questions qui s’imposent – enrichissant en cela nos futurs projets de recherche. Ce processus de renforcement circulaire a en effet, comme vous le soulignez, une dimension vraiment vertueuse.
Comment l’Institut se positionne-t-il par rapport aux besoins quotidiens de formation des professionnels ? Quel est le rôle des centres de recherche et comment contribuent-ils à décrypter les enjeux futurs et à fournir des clés de compréhension ? Quels sont les défis que vous percevez au quotidien pour les professionnels ?
L’Institut occupe une place cruciale dans le paysage académique, réaffirmant son rôle aujourd’hui dans un contexte qui donne toujours plus de pertinence à ce que nous faisons. Les thèmes que nous explorons et enseignons ici, que ce soit à travers nos programmes académiques, nos formations continues ou nos expertises, sont les questions cruciales du jour, et notre approche est essentielle pour former les acteurs qui vont pouvoir comprendre et agir efficacement dans le monde.
Dans les décennies précédentes, après la chute du mur de Berlin, beaucoup pensaient que l’histoire était arrivée à sa fin, que le triomphe du capitalisme et de la démocratie garantissait une trajectoire linéaire vers la prospérité. C’était alors, en termes d’éducation, l’âge d’or des écoles de commerce, où l’économie primait sur tout le reste, dictant même les dynamiques politiques. Cependant, cette vision s’est rapidement révélée simpliste et insuffisante.
Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où même le secteur privé reconnaît que pour naviguer dans un environnement volatile et incertain, il est impératif de comprendre la complexité sous-jacente, à la fois géopolitique, sociale et humaine. L’Institut se distingue par une approche transdisciplinaire et une perspective synthétique qui intègre non seulement l’économique et le politique, mais aussi le social, le géopolitique, le juridique, l’éthique et plus récemment, les technologies. Cette méthode permet une compréhension plus profonde et nuancée des défis mondiaux actuels.
Plus que jamais, nous devons embrasser l’incertitude comme une caractéristique fondamentale du monde moderne. Les crises récentes telles que la pandémie de Covid-19 ou les conflits géopolitiques nous rappellent que les prévisions basées sur des modèles préétablis et des calculs de risque sont insuffisantes au mieux, problématiques car disconnectés au pire. Le rôle que nous devons jouer aujourd’hui va bien au-delà du monde de la diplomatie. Nous devenons des facilitateurs de compréhension intégrée pour une variété d’acteurs : ONG, secteur privé, et même fonctionnaires du service public.
En tant qu’institution mondiale avec plus de 100 nationalités représentées sur notre campus, nous croyons fermement à l’importance de la diversité des perspectives et d’une interaction dynamique entre ces diversités. L’apprentissage se fait autant à l’horizontal, entre nos étudiantes et nos étudiants que dans l’interaction avec le ou la professeur.e.
La méthode d’apprentissage interdisciplinaire et inclusive que nous déployons est essentielle pour naviguer dans un monde où les réponses simples ne suffisent plus. Elle encourage la créativité, l’intuition et un apprentissage mutuel et réciproque, qui sont aujourd’hui nécessaires pour inventer des solutions adaptées à notre époque marquée par la complexité et l’incertitude.
Vous parliez aussi de ce rôle de décrypteurs pour différents secteurs, en citant les ONG, les acteurs publics, les acteurs privés, mais qu’en est-il des acteurs politiques ? Est-ce-qu’on les forment ?
Les politiques ? Oui, c’est crucial. Il faut que l’on puisse ouvrir nos portes aux acteurs du monde politique. Nous avons la chance ici à Genève d’avoir l’association interparlementaire, ce qui nous permet d’explorer les collaborations possibles. Il est essentiel de réfléchir à la manière dont nous pouvons également nous ouvrir à la ville et aux citoyens pour les aider à décrypter ce monde incertain et complexe. Nous proposons par exemple des lunchs briefings destinés à nos étudiants, personnel administratif, et professeurs, mais également au grand public. Ces sessions d’une heure sont réputées pour leur clarté et leur pédagogie, elles offrent une exploration approfondie de sujets complexes par des experts. Nous pourrions envisager d’organiser des conférences ouvertes, peut-être en partenariat avec la ville, destinées aux collégiens et à d’autres membres de la communauté.
Il y a vraiment une évidence aujourd’hui que ce que l’on fait à l’Institut est extrêmement utile et pertinent. Cela représente une valeur considérable, particulièrement vis-à-vis de nos clients en formation continue. Nous avons vu clairement à travers l’intérêt manifesté par des institutions comme l’IMD ou l’EM Lyon qu’il existe des compétences essentielles qu’ils reconnaissent ne pas posséder mais qui sont cruciales pour leurs clients. C’est pourquoi je pense qu’il est important de ne pas limiter notre clientèle en formation continue. Ce que nous offrons apporte une valeur ajoutée significative. À mon arrivée, j’ai immédiatement ressenti la nécessité de recentrer notre approche. La formation continue que nous offrons ne doit pas se calquer sur le modèle des business schools car nous ne sommes pas une business school. Nous devons au contraire affirmer notre identité unique à travers notre offre de formation continue. Nous devons affirmer nos fondamentaux, notre ADN, et proposer ce que nous savons apporter de meilleur. Il est essentiel d’assumer pleinement cette identité, de la revendiquer, et de comprendre que c’est ce qui nous rend attractifs aujourd’hui, y compris pour des acteurs comme Pictet, Goldman Sachs, Nestlé, et d’autres encore du secteur privé.
Aujourd’hui, les managers de ces entreprises doivent intégrer une compréhension profonde de la géopolitique, de ses dynamiques et de ses enjeux dans leurs compétences. Sans cette compréhension, ils risquent de commettre des erreurs significatives. Ce n’est pas seulement une question de culture générale agréable à connaître, mais bien un outil crucial pour prendre des décisions éclairées aujourd’hui y compris dans le secteur privé.
En effet, ces multinationales ne sont pas seulement des acteurs économiques, mais aussi des acteurs politiques, impliquées de facto dans les dynamiques de diplomatie multilatérale. Notre expertise traditionnelle est donc de grande valeur pour les managers de ces entreprises car elle correspond à des besoins qui s’affirment de plus en plus clairement.
Très intéressant. Cela positionne l’Institut comme élément central de l’avenir de la formation continue universitaire au sein de la Genève Internationale, un incubateur.
Absolument, l’incubateur d’idées et le rôle de lien sont des compétences clés de l’Institut. Notre mission consiste précisément à créer des ponts entre différentes communautés : académiques, acteurs du multilatéralismes, et secteur privé de Genève et au-delà. Réunir ces divers acteurs dans une même salle de classe est non seulement enrichissant mais essentiel dans le contexte actuel. Cela favorise l’échange entre cultures variées, et ceci est aligné avec notre engagement à encourager l’apprentissage mutuel.
Il est clair que les solutions aux défis contemporains ne peuvent émaner uniquement des États, des secteurs privés ou du multilatéralisme pris séparément, mais nécessitent des partenariats dynamiques, comme le préconise le SDG 17 sur les partenariats pour les objectifs de développement durable. L’Institut joue un rôle crucial en réunissant ces parties prenantes autour de la table, facilitant ainsi une compréhension mutuelle et l’apprentissage du travailler ensemble. C’est une piste très prometteuse pour nos programmes de formation continue.
Ce que je trouve particulièrement fascinant, c’est cet héritage de plusieurs décennies au creux de nos mains.
Nous avons un héritage exceptionnel mais nous ne pouvons pas nous contenter de le laisser tel quel. C’est comme une pierre précieuse qui doit être constamment lustrée afin qu’elle garde son éclat. Nous devons polir cette pierre précieuse, raviver sa brillance et ce faisant la moderniser pour lui donner toujours plus d’éclat. Le monde actuel n’est pas celui de 1927, même si notre ADN et notre force ont été forgés à cette époque et à d’autres moments cruciaux comme après la Seconde Guerre mondiale. Il est donc impératif de se réinventer car les défis contemporains sont pour certains très différents. Si nous avions aujourd’hui des figures comme William Rappard, Jacques Frémont ou Paul Mantoux, ils adopteraient certainement une approche différente de celle qu’ils ont eue à leur époque. Comme moi, ils comprendraient la nécessité de créer un institut adapté au monde moderne. Pour y parvenir, il est essentiel de comprendre profondément les tendances mondiales afin de non seulement répondre aux défis actuels mais aussi de les anticiper, de stimuler la transformation.
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