Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou et Davide Rodogno, professeurs d’histoire internationale à l’Institut, ont lancé en début d’année un cours intitulé «Une histoire internationale du racisme». Quelques mois plus tard, le meurtre de George Floyd, un Afro-Américain tué par un policier blanc, provoquait un débat planétaire. Pour eux, le racisme, loin d’être un problème ponctuel, est l’une des forces structurantes des relations internationales.
Le Temps: Comment vous est venue l’idée de ce cours?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou (MMOM): Les grands thèmes contemporains – environnement, santé, sécurité – sont traités de manière systématique et systémique, alors que ce grand problème semble absent dans l’enseignement de haut niveau. Nous avons voulu l’aborder dans sa dimension internationale et sur le long terme, à l’inverse des approches ponctuelles, limitées géographiquement à un pays ou un continent.
Davide Rodogno (DR): Si nous travaillons sur l’histoire internationale du racisme, il faut aussi aborder celle de nos disciplines académiques. Une grande partie de notre syllabus [programme des cours, ndlr] tente de réfléchir sur nous-mêmes et notre institution. L’histoire, notre discipline, a souvent flirté avec le racisme. De même pour les autres disciplines de l’institut. Pour être authentiques, il faut dire aux étudiants que nous aussi, en tant qu’institution, avons un passé. Et, comme dans toutes les institutions, il y a eu des professeurs racistes.
MMOM: D’ailleurs, la recherche sur cette question est porteuse de racialisation. La discipline des relations internationales, née aux Etats-Unis il y a un siècle, l’a longtemps ignorée. Aujourd’hui, elle est traitée dans ce que l’on nomme les «area studies». «African-American studies», «Asian-American studies», «Latino studies» induisent toutes la fragmentation d’un savoir donné à la communauté de ceux qui y seraient intéressés de par leur vécu. Cela induit un casting intellectuel. C’est paradoxal: au nom d’une réflexion sur un problème sociétal, on en vient à le reproduire.
A vos yeux, «le racisme est considéré, à tort, comme un effet secondaire des relations internationales alors qu’il en est une force structurante».
DR: Il est en tout cas un prisme au travers duquel les relations internationales doivent être étudiées. Mais il a été oublié, de manière très confortable et complaisante. Dans n’importe quel autre sujet de recherche, on vous dirait: «Mais pourquoi ignorez-vous l’éléphant dans la pièce?» Et vous seriez tenu de vous expliquer. Pas pour le racisme. Or il sous-tend une vision des relations internationales basée sur une hiérarchie des civilisations.
MMOM: La discipline des relations internationales traite cette question avec paternalisme. «C’est bien d’aborder aussi cette question», entend-on souvent. Le terme opérationnel ici est «aussi». Il y a une norme à laquelle on intègre quelque chose qui n’est pas vu comme légitime. L’histoire du racisme dans les relations internationales est celle d’une gêne permanente, d’une question perçue comme une expérience émotionnelle vécue à l’échelle d’un individu. Or il y a des dimensions sociétales, internationales et historiques, et il faut en observer le télescopage.
Le meurtre de George Floyd représente-t-il ce télescopage entre un cas individuel et une dimension nationale et internationale?
DR: En réalité, nous sommes déjà passés par là. Pensez au mouvement des droits civiques dans les années 1960: ces précédents ont eu une réverbération internationale, et il est inquiétant qu’on les ait oubliés. Mahmoud et moi sommes par conséquent réservés quant à l’avenir de Black Lives Matter (BLM). Oui, le mouvement s’est étendu bien au-delà des frontières américaines suite à la mort d’un individu. Mais les promoteurs de BLM opèrent par sections locales. Cette fragmentation est positive dans la phase militante. Mais elle ne l’est pas lorsqu’il s’agit de trouver une coordination internationale. Nous ne voyons pas l’émergence d’une ONG nommée «BLM International», et l’élan actuel risque de perdre toute sa force s’il ne saisit pas l’occasion de devenir un mouvement de droits humains. Nous nous demandons donc s’il est dans la nature du racisme d’être encore tellement ancré dans un contexte national.
MMOM: La nature du racisme est de fonctionner à différents niveaux. Y a-t-il un racisme ou des racismes? Y a-t-il quelque chose qui constitue le racisme de manière intemporelle? BLM est certes une très bonne nouvelle pour la société américaine qui perpétuait le racisme et normalisait une violence systémique. Mais le talon d’Achille de BLM aux Etats-Unis tient à sa provincialité: la question américaine est tellement prégnante pour ses acteurs qu’ils ont du mal à l’internationaliser et à la poser dans un cadre, non pas de droits civiques, mais de droits humains. Par ailleurs, l’antiracisme est vu comme une forme de militantisme. Or les grands thèmes de notre époque – l’environnement ou la santé – nous concernent tous, au même titre que l’antiracisme. C’est une question de démocratie: soit on prend au sérieux les idéaux démocratiques sur le long terme, soit on en fait des campagnes bobos éphémères.
Le populisme représente un autre phénomène majeur de notre époque. Est-ce qu’à vos yeux une politique populiste comporte forcément une dose de racisme?
MMOM: Ce sont deux animaux différents mais très liés. Le racisme, dans son programme d’action politique, tend vers l’autoritarisme. De même, le populisme et les dictatures qu’il peut engendrer fonctionnent en fermant des espaces, en rejetant l’altérité. Ces dix dernières années, le racisme se télescope avec le grand retour de l’autoritarisme au niveau mondial. Cela le rend encore plus insidieux à la faveur d’un contexte où des dirigeants d’Etats démocratiques – aux Etats-Unis ou en Europe – veulent comprimer les libertés.
DR: Tous les populistes ne dégénèrent pas jusqu’à l’autoritarisme. Certains, parce qu’ils ne sont pas assez puissants, restent dans un contexte démocratique qui les empêche de dévoiler le visage vers lequel ils tendraient naturellement. Mais ces mouvements ont des points communs, comme la xénophobie. Par ailleurs, l’idée d’une société globale dont on parlait dans les années 1990 a aujourd’hui disparu en faveur d’un retour à la notion de souveraineté nationale. Le populisme est forcément ancré dans cette notion. Cela nous ramène à la nature du racisme, phénomène qui se développe avec l’apparition de l’Etat-nation.
Le discours globalisant des années 1990 s’est fracassé contre la crise financière de 2008, le Brexit et l’élection de Donald Trump. N’y avait-il pas une forme d’imposture derrière l’idée d’une globalisation triomphante?
DR: C’est vrai, mais cette phase a été courte, entre la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001. C’est la période des interventions humanitaires tout autant que du génocide au Rwanda. Les années 1990, marquées par le discours sur la globalisation, cachaient sans doute le racisme. Après la crise financière de 2008, la notion de nation réémerge, et, comme par hasard, le populisme et le racisme. L’effritement du rêve globaliste ne voit que réapparaître quelque chose qui n’avait jamais disparu.
MMOM: L’imposture dont vous parlez dépend de votre lecture. Tout ce qui s’est passé après le 11-Septembre et la crise financière n’est pas forcément le résultat d’un espoir déçu. Il y a peut-être un faux lien entre le récit bon enfant autour des valeurs des années 1990 et la manifestation de différentes crises. Ce faux récit nous pousse, à tort, à voir une demande légitime de protection s’incarner forcément dans une action de rejet, de discrimination, de diabolisation.
Votre réflexion vise aussi à comprendre ce que la politique peut faire pour que nos sociétés puissent régler pacifiquement leurs différends. Que proposez-vous? Un nouveau discours mondialiste qui embrasse de manière un peu moins large pour être plus opérationnel? Ou une vision de la nation dont on puisse être de nouveau fier sans heurter quiconque?
MMOM: D’abord, il n’y a aucune raison d’avoir honte de ses origines. Critiquer l’instrumentalisation de l’identité ne revient pas à attaquer la patrie. Ensuite, nous faisons face à un faux récit pour résoudre la question du racisme. Depuis les années 1990, certains nous disent que c’est dépassé, que nous vivons dans des sociétés post-raciales. Or la question n’a pas été réglée aux Etats-Unis ou en Europe, et n’est même pas abordée dans d’autres régions du monde. Aujourd’hui, les jeunes voient la dissonance dans ce récit. Notre travail d’éducateurs n’est pas de faire de la politique, mais nous espérons que les idées évoquées avec nos étudiants seront portées à travers un projet. Quant à la question de priorité que vous posez, je crois que ce n’est pas mutuellement exclusif. Ce qui est fondamental, c’est que le racisme est un problème de droits humains. La dignité humaine, le respect, l’égalité sont des questions qu’il faut mettre dans un canevas global.
DR: L’individu contemporain, malgré ses connexions à un monde virtuel globalisé, doit aussi se poser des questions sur son environnement immédiat. Si les contrôleurs des CFF se font agresser parce qu’ils sont noirs ou bruns – comme plusieurs cas récents l’ont montré – cela indique que nous avons du chemin à faire au niveau très local. Pour repenser la mondialisation, il faut comprendre que, malgré la nature digitalisée de notre monde, les relations internationales restent basées sur des structures de l’Etat-nation, que cela nous plaise ou non.
MMOM: Un travail d’éducation au sens large me semble enfin indispensable afin de montrer en quoi cette question a une trajectoire historique universelle. Les ouvrages de l’époque coloniale représentent le monde d’une certaine manière, ils sont lus par des fonctionnaires qui enseignent ce monde à leurs élèves sans forcément vouloir diaboliser qui que ce soit, perpétuant ainsi cette vision d’une génération à l’autre. Cela crée des automatismes, jusqu’à cette vendeuse d’un magasin de Zurich qui demande à une cliente noire de sortir parce qu’elle ne la croit pas à même d’acheter quoi que ce soit. Elle ne sait pas qu’elle parle à une dame qui pourrait acheter toute la chaîne de magasins, Oprah Winfrey [star d’un talk-show aux Etats-Unis, ndlr].
Cet entretien, réalisé par Marc Allgöwer, a été publié dans Le Temps du 29 décembre 2020.
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