S’il entend laisser une trace dans l’histoire, le président Macron devra changer tout à la fois de méthode, et démontrer sa capacité à faire évoluer une doctrine dépassée et dangereuse. Par Marc Finaud, ancien diplomate, et Grégoire Mallard, professeur de sociologie et d’anthropologie (*).
L’exercice est devenu rituel pour chaque président de la Ve République : la doctrine française de dissuasion nucléaire doit être réaffirmée par le chef des armées, avec de menus infléchissements pour l’adapter à un contexte sécuritaire en mutation. Le président Macron s’est plié à l’exercice le 7 février, en appelant à une européanisation de la dissuasion nucléaire. À l’heure du Brexit, qui laisse la France comme seule puissance nucléaire au sein de l’Union européenne, on comprend la motivation. On peut toutefois se demander si ce discours, dans lequel le président français a maintenu dans ses grandes lignes la doctrine nucléaire française, est la bonne façon de convaincre ses partenaires.
Le multilatéralisme européen à la Macron risque de ne pas convaincre
Parlons de la forme tout d’abord. La main que le président tend à nos partenaires européens, invités à un « dialogue stratégique sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective » et « aux exercices des forces françaises de dissuasion », dénote un certain sens très français du dialogue européen. Ne vaut-il pas mieux, quand on propose une discussion entre égaux, commencer par identifier des sujets sur lesquels les positions européennes pourraient converger plutôt que d’affirmer l’inflexibilité de la doctrine nucléaire française et proposer aux intéressés de nous rejoindre au risque de faire fuir tous les autres ? Il est naïf de penser que nos alliés européens n’ont qu’une envie : partager notre gloire en participant à nos parades. Rappelant trop le concept de « Coalition of the Willing » du président Bush, le multilatéralisme européen à la Macron ne réussira pas à convaincre s’il cherche à imposer la verticalité du pouvoir dans l’arène diplomatique. Croire que nos partenaires, tel le tiers-état, espèrent voir leurs doléances prises en compte par le chef de la seule armée dotée de missiles nucléaires peut paraître blessant à qui s’attend à être traité en égal.
Quant au fond, lorsqu’on entend le président Macron appeler l’Europe à une maîtrise forte des « infrastructures », à une protection de la souveraineté européenne sur ses équipements stratégiques mais aussi à un accroissement de ses dépenses militaires, on pourrait applaudir la volonté d’un renforcement industriel de l’Europe. Cela trancherait avec la politique néolibérale suivie jusqu’ici, qui s’est traduite par exemple par l’autorisation de la vente d’Alstom à General Electric plutôt que la création d’un géant européen avec Siemens, ou par le vote de la majorité présidentielle en faveur de la privatisation de nos aéroports. On pourrait y lire l’annonce d’un changement de paradigme, mais encore faut-il regarder la proposition dans le détail. Est-il avisé de demander aux pays européens d’accroître leur budget de défense en imposant un critère purement quantitatif, comme le leur demande aussi le président Trump, quand l’offre industrielle est telle qu’un tel effort militaire se traduirait immanquablement par des ventes d’armes américaines à l’Europe ?
Un prosélytisme en faveur de l’arme nucléaire incompatible avec le TNP
Comment d’ailleurs justifier le soutien à des investissements communs dans la défense européenne au moment même où la loi de programmation militaire française 2019-2025 vient, à l’initiative du président, d’augmenter de 60 % les crédits alloués à la modernisation de la force de frappe (qui passent ainsi à 37 milliards d’euros) sachant qu’il s’agit là d’un domaine qui reste, en application du Traité de Non-Prolifération Nucléaire (TNP), une compétence exclusivement nationale. Du reste, l’invitation aux Européens intéressés à participer aux « exercices des forces françaises de dissuasion » pourrait être perçue comme une violation caractérisée sinon de la lettre du moins de l’esprit du TNP, qui interdit aux puissances nucléaires tout prosélytisme en faveur de l’arme nucléaire.
On pourrait multiplier les exemples de type, et souligner les contradictions ou pire, les anachronismes, de ce discours. Mais parlons des silences qui sont plus évocateurs. Faisant suite à trois ans de guerre commerciale brutale et à la destruction de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) par le président Trump, qui n’est même pas évoquée, l’absence de toute prise de distance envers l’allié américain est frappante. Doit-on proposer d’inclure les Européens dans une négociation sur les « euro-missiles » sans remettre en question les armes nucléaires tactiques américaines stationnées en Europe ? Ou encore : le président français devait-il « en même temps » préconiser le multilatéralisme et rejeter ouvertement le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), que certains partenaires européens ont signé ou soutiennent, plutôt que de se poser la question de son utilité pour une approche européenne du désarmement nucléaire ? Certaines clauses de ce traité (notamment l’interdiction d’« assistance » à la course aux armements nucléaires) pourraient efficacement encourager les acteurs privés européens (notamment les banques) à une politique de « désinvestissement » concerté des grandes entreprises qui participent à la modernisation de l’armement nucléaire, notamment américain. Quant à sa dénonciation indignée du désarmement « unilatéral », il oublie délibérément de préciser que toutes les mesures françaises de désarmement nucléaire dont il s’enorgueillit ont précisément été jusqu’ici adoptées sans la moindre négociation ou consultation.
Un discours qui ne tient pas compte de la réalité historique
Le président français assène donc dans ce discours un grand nombre de certitudes qui ne tiennent pas compte de la réalité historique sur des questions complexes. Aborder le dialogue avec plus d’humilité et moins d’idéologie serait bienvenu. A défaut, il ne faudra pas s’étonner que la proposition française soit accueillie avec le silence poli que nos partenaires affichent à chaque fois que nos présidents, de Chirac à Hollande, agitent le foulard européen tout en réaffirmant la doctrine française. Celle-ci n’est ni crédible, ni adaptée pour répondre aux défis auxquels l’Union européenne devra faire face en ce début du vingt-et-unième siècle. Elle repose en effet sur la souveraineté exclusive de la France sur un stock d’armes nucléaires dont la puissance équivaut à 2.600 Hiroshimas, et qui, tout en restant de nature « purement défensive », est aussi utilisable, ne fût-ce que comme un « ultime avertissement non renouvelable » contre les « centres de pouvoir » de l’agresseur, « c’est-à-dire sur ses centres névralgiques, politiques, économiques, militaires ». Comment imaginer qu’un agresseur doté lui aussi d’armes nucléaires ne riposte pas par une attaque nucléaire à un tel avertissement, provoquant la destruction de la France ? S’il entend laisser une trace dans l’histoire, le président Macron devra donc changer tout à la fois de méthode, et démontrer sa capacité à faire évoluer une doctrine dépassée et dangereuse. Nul doute, dans ce cas, que nombre de dirigeants européens lui emboîteraient le pas.
Marc Finaud est un ancien diplomate français, membre du Bureau d’Initiatives pour le Désarmement Nucléaire (IDN).
Grégoire Mallard est professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Institut de Hautes études internationales et de développement (IHEID) de Genève.
Cet article a été publié en premier dans le journal La Tribune le 18 février 2020.
0 Comments